Le début d’année est traditionnellement très actif sur le marché primaire obligataire et cette année ne fait pas exception avec un point d’attention particulier sur les obligations souveraines, puisque les Etats européens devraient battre des records d’émissions en 2025 pour financer leurs déficits budgétaires persistants… La France en tête…
Ainsi, après seulement six jours d’ouverture des marchés depuis la nouvelle année, les Etats et agences gouvernementales de la Zone Euro ont déjà émis 42 nouvelles obligations pour un montant de plus de 800 milliards d’euros, en augmentation de 30% par rapport à 2024, qui n’était pas une année de restriction sur le plan des déficits budgétaires et donc de l’endettement des Etats !
Si les banques d’investissement en charge de ces placements utilisent volontiers des superlatifs, voyant déjà leurs commissions et leurs chiffres d’affaires grimper en conséquence dès ces premiers jours de l’année, le lecteur ou le contribuable devra plutôt s’inquiéter de ces records funestes…
Car non seulement, les montants sont beaucoup plus importants que lors de la plupart des années précédentes mais les coûts d’emprunt ont aussi entre temps bondi. Ainsi, une nouvelle obligation d’Etat Français placée en 2018 coûtait entre 0 et 1% d’intérêts annuels à l’Etat ; elle coûte aujourd’hui entre 2.5% et 3.8% en fonction des maturités. Et vu les équilibres budgétaires, on peut imaginer que l’Etat Français a plutôt tendance à emprunter sur des maturités longues, et donc les plus coûteuses, que sur du 6 mois… Ainsi, entre cette augmentation massive de la dette et celle de son coût, l’effet ciseau est d’autant plus violent sur les comptes publics et donc sur les déficits publics puis sur l’endettement futur… la mécanique funeste semble difficile à enrayer, surtout quand on entend les analystes et autres institutions débattre sur leur perspectives de croissance potentielle pour savoir si elle sera plutôt proche de 1% ou plutôt proche de 0%... Comme si l’enjeu était là et si cette épaisseur du trait pouvait modifier la donne du principal problème de l’Eurozone : son atonie économique, son appauvrissement, sa dépendance vis-à-vis de l’extérieur pour sa consommation, l’affaiblissement de son statut politique et géopolitique et de sa devise, sa difficulté à se réformer et, corollaire de tout cela, sa trajectoire d’endettement en ligne droite vers le calvaire…
Pour donner un ordre d’idée, la simple hausse des montants empruntés de 30% sur ces dix premiers jours de l’année, soit 240 milliards d’euros de surplus d’endettement par rapport à la simple année 2024, ajoutés à l’augmentation des taux d’emprunts d’environ 300 points de base depuis l’ère des taux zéro, ajoute une charge annuelle de 7 milliards dans les budgets des Etats Européens… Et nous ne sommes que le 10 janvier…
D’un autre côté, vous lirez dans moultes publications que la demande est solide sur ces nouvelles obligations, que l’attrait des obligations souveraines européennes est fort en raison de la qualité intrinsèque de la Zone et des rendements plus attractifs, voire de leur prime par rapport à d’autres rendements ; la prime de crédit des Etats s’est notamment significativement élargie par rapport aux taux swaps. Et il est vrai qu’on a pu observer des demandes faramineuses sur les émissions récentes. L’Italie a par exemple récolté 270 milliards d’intérêts acheteurs sur ses nouvelles obligations émises ce jeudi pour 18 milliards d’émissions (soit une sursouscription de 15 fois) tandis que la Belgique a vu son book bondir à 89 milliards d’euros sur sa nouvelle obligation 10 ans, soit une sursouscription de 13 fois la taille prévue.
Ces chiffres sont en réalité un trompe l’œil et voici quelques pistes pour y voir les coups de pinceaux derrière la première apparence :
- Il ne faut pas confondre la demande nette et la demande brute : en d’autres termes, ces chiffres sur le marché primaire ne valent que s’ils sont mis en balance face aux chiffres du secondaire. Ainsi, beaucoup d’investisseurs positionnés sur des souches devenues trop courtes et ne correspondant plus à leur maturité cible ou souhaitant capter quelques points de base de prime cèdent des obligations sur le secondaire pour acquérir ces obligations nouvelles. Ainsi, la seule indication juste et définitive de l’équilibre offre/demande du marché des obligations souveraines (comme de tout autre marché d’ailleurs) est leur prix, et donc leur taux de rendement : si la demande des investisseurs est plus forte que l’accroissement du stock d’obligations, alors leur prix grimpe et la rémunération baisse. Voici dont le taux de rendement de l’Italie, de la Belgique, de l’Allemagne et de la France sur toutes les maturités depuis le 1er janvier :
Sources (Bloomberg, Octo AM)
Pour résumer, ils sont tous en hausse, ce qui signifie que les prix des obligations ont chuté et que la demande nette sur l’ensemble du stock des obligations d’Etat, primaire et secondaire confondus, est donc en baisse, contrairement à ce que pourraient faire croire les chiffres spectaculaires du marché primaire. La demande sur le marché primaire a donc été plus que compensée par des cessions sur le marché secondaire.
- Mais alors pourquoi cette dichotomie et ces flux de cessions massives d’un côté et d’achats massifs de l’autre ?
- La spéculation : les obligations d’Etat et les futures qui y sont reliés sont un outil extrêmement liquide, du fait de la masse de dettes sur le marché, permettant à de nombreux traders de réaliser des arbitrages rapides pour des montants faramineux. Si on prend l’exemple de l’obligation italienne émis cette semaine, elle pouvait offrir une prime de 5 points de base par rapport aux obligations secondaires lors de son émission afin « d’attirer le chaland » comme on le dirait sur des marchés plus concrets… Les arbitragistes, traders divers d’établissements bancaires et autres fonds de trading s’en donnent alors à cœur joie en achetant cette nouvelle obligation tout en cédant les autres du marché secondaire pour capter la prime sans s’exposer structurellement au marché. Généralement en quelques heures pour les obligations souveraines et en quelques jours pour les obligations corporate, cette prime se résorbe en raison de ce jeu d’arbitrage… à somme nulle hormis pour le spéculateur qui aura capté ses 0.05% de gain.
- Les rolls de position : comme nous l’avons souvent dit, une partie importante des investissements obligataires se réalise conformément à des indices, notamment via des fonds benchmarkés ou des ETF. Ces indices sont construits sur la masse de dette en circulation et suivent l’évolution du stock de dette. Ainsi, lorsqu’une nouvelle émission importante sort sur le marché, leurs constituants sont modifiés en faveur de la nouvelle obligation, au détriment de quelques autres déjà en cours, ce que font ensuite l’intégralité des investisseurs suivant cet indice… Jeu à somme quasi nulle encore une fois puisqu’ils s’agit de simples réallocations qui profitent à l’émission primaire au détriment des obligations secondaires.
- Enfin, certains acteurs du marché obligataires et certains produits dérivés se concentrent sur les émissions les plus caractéristiques d’un souverain. Par exemple, les futures se concentrent sur quelques maturités clés que sont le 2 ans, le 5 ans, le 10 ans et le 30 ans, choisissant l’obligation la plus proche de ces cibles. Ainsi, lorsque l’Italie ou la Belgique sort une nouvelle obligation à 10 ans de maturité, qu’ils appellent d’ailleurs « benchmark », de nombreux acteurs « mécaniques » se désintéressent de l’ancienne obligation 10 ans qui existait déjà sur le marché, devenue une obligation à 9 ans et quelques mois, pour se concentrer sur cette nouvelle obligation plus proche de la cible de maturité précise du 10 ans correspondant à leur modèle ou à leur produit dérivé. Jeu à somme nulle encore une fois du point de vue fondamental.
Sources (Bloomberg, Octo AM)
In fine, la seule variable qu’il faille regarder sur le marché des obligations souveraines est donc le taux d’intérêt final, les aspects techniques et de fonctionnement de ce marché créant des effets visuels si on se concentre sur un point particulier, marché primaire ou secondaire par exemple. Ceci est sensiblement différent sur le marché des obligations d’entreprises, dont les spécificités intrinsèques (entre souches, subordinations, prospectus) sont plus importantes, dont le gisement est beaucoup plus restreint, le sujet du refinancement plus ponctuel et plus clé dans la stratégie financière, les écarts de rendements entre obligations plus élevés.
La seule conclusion à tirer actuellement sur les obligations souveraines est donc que les taux d’intérêts grimpent du fait d’une hausse forte de leur endettement et d’une demande qui ne suit pas, pénalisée par le retrait du jeu de la BCE, une inquiétude des investisseurs sur la trajectoire européenne, et un désintérêt progressif de l’Euro comme monnaie de réserve du point de vue international. Nous continuons donc de limiter à une position quasi nulle les obligations souveraines dans nos portefeuilles, de conserver une duration plus courte que nos indices et de nous tenir à l’écart de la France, lanterne rouge de la Zone Euro en termes de dette et de budget, qu’il s’agisse de ses obligations d’Etat ou des financières, souvent très liées au risque politique en cas de stress majeur et dont les bilans sont généralement lourdement chargés d’obligations de leur pays de domiciliation.
Matthieu Bailly, Octo Asset Management