05/07/2024
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Difficile de s’engager, ces jours-ci, dans un édito obligataire sans risquer trois écueils que sont l’argumentaire politique, la redite de sondages, ou la prise de risque inconsidérée sur un scenario post-scrutin alors même que l’incertitude est totale.
 
Afin d’éviter ces trois défauts que nous avons régulièrement constatés dans nos lectures de ces derniers jours, nous ne parlerons guère des élections françaises mais de deux dossiers crédit qui ont récemment fait l’actualité, ayant de toutes façons considéré que le risque français, dans l’obligataire, pouvait être aisément remplacé, pour qui le souhaitait ces dernières semaines, par d’autres pans de marché obligataire ou zones géographiques tout aussi rémunérateurs et exempts de ce risque électoral binaire et hors du champ de l’analyse financière classique - ce que nous avons réalisé dans nos fonds, passant par exemple notre fonds Octo Crédit Value de 20% d’obligations françaises pré-dissolution à 6% post-dissolution, sans perte de rendement ni augmentation du risque de crédit ou de concentration. A noter enfin pour conclure cette parenthèse que la surpondération française en amont du 9 juin était due à deux facteurs liés plus au marché lui-même qu’à un tropisme français de notre part :

  • une surpondération naturelle du marché des obligations françaises dans le marché européen, liée au nombre et à la taille de ses entreprises
  • une faible diversité des corporates éligibles en Allemagne, première puissance économique européenne, en dehors de quelques bluechips peu rémunératrices, de PME/ETI aux souches trop peu liquides et de « landesbanken » historiquement très peu fiables du point de vue crédit.

Revenons donc à deux corporates, encore français, qui ont fait l’actualité de ces derniers jours pour en donner un bref point de vue : Atos et Eurofins
 

Atos :
 
Si Onepoint avait pu impressionner par sa capacité à réunir suffisamment de fonds, d’expertises et de réseaux, malgré une taille et un apport en capital modeste, pour espérer sauver Atos, c’est tout simplement parce qu’il ne l’avait finalement pas totalement fait… Et l’abandon du projet, aussi soudain et surprenant fût-il, pourrait être condidéré comme un retour à une certaine logique…
Atos finit par se retrouver aujourd’hui dans une négociation bipartite avec ses créanciers, et un pool de porteurs obligataires et de banques détenant quasiment 3 milliards d'euros de dettes pourrait bientôt en devenir le principal actionnaire. Ce type de négociation/issue reste relativement rare sur le marché obligataire français car le plus souvent les différences de seniorité entre banques et obligataires, la difficulté à regrouper des pools d’investisseurs ou les vides juridiques sur le sujet ont tendance à pousser vers le défaut ou à privilégier les banques ou les actionnaires existants dans les restructurations.
 
Attention cependant car le pool de porteurs obligataires ne négocie ici que pour ses membres et non comme le « représentant de la masse », terme utilisé communément dans les années 80/90. Ainsi, si l’entreprise peut être sauvée, recapitalisée et désendettée, les investisseurs obligataires actuels non-membres du pool ne doivent pas espérer, si tant est qu’ils aient conservé leurs obligations jusque là, un retour à meilleure fortune pour leur investissement. Au contraire, cette négociation bilatérale devrait même dégrader encore plus leur valeur de recouvrement dans la mesure où plus de la moitié de la dette, faisant partie de la négociation, se retrouve prioritaire de facto sur l’autre moitié. Le marché l’a d’ailleurs immédiatement pris en compte et les obligations Atos, qui ne valaient déjà plus grand-chose, ont encore trouvé quelques points à perdre à la suite de l’annonce de l’accord, passant de 15% du nominal à 10% environ.
 

Evolution du rendement à maturité de ATOFP 1 11/12/29

(Sources : Bloomberg, Octo AM)
 

Comme dans les faillites précédentes que nous avons commentées, et à l’image de celle de Casino, rien à espérer donc pour les porteurs « lambda » qui se retrouvent, avec Monsieur Layani qui devra céder sa position avec une perte substantielle, les grands perdants de l’opération, leurs obligations se retrouvant remboursées proche de zéro ou prolongées ad vitam avec une subordination telle qu’il sera quasi impossible d’en faire un investissement raisonnable. Alors bien sûr, il est possible de voir des rebonds aléatoires ou de croire à sa bonne étoile mais cela relèvera plus du casino que de l’analyse et nous conseillons, même sur les prix actuels, à ceux qui l’auraient encore de céder leur position. Enfin, notons que les créanciers ayant participé au projet sont de trois types : des banques prêteuses, des gros porteurs institutionnels de long terme des obligations, des fonds spécialisés dans les situations de faillite et de négociation judiciaire. Autant dire que ces trois types d’investisseurs ne sont pas des actionnaires structurels, ce qui implique deux choses :

  • l’action Atos subira une pression vendeuse durant plusieurs mois à la suite de la conversion de la dette en actions, les créanciers actuels ayant matérialisé leur opération et n’ayant pas vocation à rester actionnaires
  • la gestion d’Atos dans les mois à venir sera celle d’une maximisation de la valeur pour des « créanciers-actionnaires» plutôt que d’une vision long terme, ce qui pourrait être plus synonyme de dépecage que de construction, d’autant plus que certains créanciers spécialisés ayant acheté la dette à bas prix dans le seul but de la négociation voudront matérialiser rapidement une potentielle plus-value plutôt que de rester dans ce qui restera probablement pendant longtemps un bourbier, qualificatif que nous avions employé lors de notre premier hebdo sur le sujet, il y a tout juste deux ans.

Et Eurofins ?
 
Loin de nous l’idée de parler d’Eurofins dans le même hebdo qu’Atos pour y suggérer une quelconque comparaison, d’autant plus après avoir lu aujourd’hui que l’entreprise annonçait ces jours-ci des poursuites judiciaires contre toute allégation ou accusation à son encontre ! Mais il s’avère que l’entreprise a fait l’actualité ces jours ci… Nous nous contenterons donc d’un point de vue totalement subjectif et d’une liste de critères que nous regardons généralement comme des points d’attention, voire d’alerte sur un émetteur. A toutes fins utiles, nous signalerons aussi que nous ne sommes pas investis ni impliqués d’aucune manière sur les obligations de cet émetteur.
L’évènement de ces derniers jours sur Eurofins est la publication, en deux temps, d’une note du fonds « short » Muddy Waters arguant que l’entreprise serait « plus optimisée pour les malversations que pour une activité conventionnelle », « que son actionnaire majoritaire siphonnerait l’entreprise », ou encore que « des actifs et des soldes de trésorerie seraient significativement surestimés ».
Evidemment, de telles accusations ont entraîné une baisse brutale des actions, tandis que le crédit s’écartait… un peu… Car non, le crédit n’a pas encore trop souffert des allégations du fonds activiste comme en témoigne le graphe ci-dessous : une quarantaine de points de base d’écartement sur l’obligation 2031, qui traite encore sur des niveaux de prime plus serrés qu’il y a tout juste 6 mois et qui porte le rendement de cette obligation à 4.4%, bien loin d’une situation classique de stress.

Evolution du rendement à maturité de ERFFP 0 ⅞ 05/19/31

(Sources : Bloomberg, Octo AM)

Alors la question se pose : faut-il conserver ces obligations ou bien peut-on profiter de ce rendement modéré pour les céder à bon compte et se positionner sur un autre émetteur, moins sujet à controverse ou à des accès de volatilité potentiels. Voici donc quelques éléments qui nous font choisir cette dernière option :

  • des alertes à répétition : si une entreprise peut être attaquée à tort, la récurrence et la concordance des arguments ainsi que la fréquence des imprévus opérationnels ou comptables ne sont pas de bonne augure pour un créancier, dont le gain est cappé au rendement et qui risque tout son capital. De même, des accidents ou controverses répétées sont souvent liées à une gouvernance particulière, pour ne pas dire déficiente. Signalons ici qu’Eurofins fut critiquée, pour des motifs comparables, par le fonds Shadowfall (voir article).
  • des actifs incorporels et un goodwill trop importants par rapport à la taille de bilan et à l’endettement. Nous renverrons ici au troisième exemple chiffré de l’hebdo « Atos » cité précédemment, qui explique précisément pourquoi un goodwill n’est pas un actif à comptabiliser comme les autres pour un créancier. Pour Eurofins, le goodwill représente actuellement près de 58% des actifs long terme de l’entreprise. La somme des actifs incorporels représente près de 70% des actifs du groupe. Par définition ces actifs sont plus subjectifs et moins matérialisables en cas de nécessité de désendettement.
  • Une dichotomie entre résultat net et/ou cash flows et/ou dette nette : à l’époque d’Abengoa, beaucoup d’analystes se concentrant sur le pur quantitatif affirmaient que ses obligations offrant près de 8% étaient une affaire car la dette nette était très faible et que l’entreprise dégageait régulièrement de la trésorerie. Mais pourquoi l’entreprise s’obstinait-elle à accumuler de la trésorerie, placée à l’époque à des taux proches de zéro, pour s’obliger à en emprunter à 8%, pour des milliards, plutôt que de rembourser sa dette ? parce que l’affichage ne représentait pas clairement la réalité… et que l’entreprise ne dégageait ni n’avait finalement pas tant de trésorerie que cela… Entre 2021 et 2024, Eurofins a dégagé, d’après les comptes publiés, 1.8 milliard d'euros de trésorerie en free cash flows, sa trésorerie a augmenté de 700 millions d'euros et son endettement brut a tout de même augmenté de 1.2 milliard d'euros tandis que l’activité est restée tout à fait stable.
  • Des acquisitions régulières susceptibles de masquer le manque de rentabilité de l’entreprise existante : encore une fois nous renverrons à l’hebdo Atos ci-dessus… Et rappellerons qu’Eurofins a réalisé 110 acquisitions rien que sur les années 2017 et 2018 ! (source : Eurofins) Par le passé, de nombreuses entreprises ont utilisé les acquisitions répétitives pour masquer des survalorisations sur les actifs existants, comme Adler ou Steinhoff. Il s’agit donc aussi d’un faisceau à considérer.
  • Le manque de transparence : nous mentionnerons ici qu’Eurofins était en 2022 la seule entreprise du CAC 40 à ne pas avoir répondu au questionnaire de la Caisse des Dépôts et Consignations pour le Forum de l’Investissement Responsable. Si cela ne signifie rien en soi, la transparence reste un sujet majeur pour tout créancier obligataire pour deux raisons : d’abord parce que les risques de défaut viennent souvent de sujets ESG, et notamment de gouvernance, ensuite parce que ne pouvant voter ou participer aux assemblées générales, il lui est capital d’obtenir le plus de visibilité sur la gestion de l’entreprise.

Au sujet de la transparence, nous déplorions aussi, déjà en 2012, que l’entreprise ait exporté son siège au Luxembourg sans apporter aucune explication opérationnelle. A l’époque aussi, Proxinvest signalait  et « la gouvernance a minima de la législation luxembourgeoise » (voir article).
Sans parallèle aucun, nous rappellerons que l’entreprise Adler, qui defraye la chronique de l’immobilier allemand depuis 2022  avait elle aussi largement profité des largesses de la réglementation luxembourgeoise pour y établir son siège social et opérer ses artifices comptables le plus tranquillement possible.

  • La tendance : il est toujours préférable pour un investisseur obligataire de se positionner sur un émetteur moins bien noté en amélioration qu’un émetteur bien noté en phase de dégradation de bilan, généralement moins rémunérateur (car beaucoup d’investisseurs restent contraints par les notations d’agences) et beaucoup plus incertain à moyen terme en termes de trajectoire. Ainsi, nous mentionnions dans notre hebdo du 3 mai 2024 :

Préférer un BB+ en phase de désendettement à un BBB- à l’endettement stable et aux cash-flows neutres, car il est probable que la conjoncture plus dure et l’effet des taux plus élevés n’en soient qu’à leurs débuts… Il est d’ailleurs probable que nous observions un nombre de fallen angels plusieurs dizaines de fois plus important que de défauts, coûtant cher à de nombreux investisseurs en termes d’écartement de spread, bien que le mot de « défaut » inquiète souvent beaucoup plus les investisseurs… Nous préférons ainsi MasOrange (opérateur espagnol issu de la fusion d’Orange et MásMóvil en Espagne) à Eurofins.
 
Plusieurs faisceaux d’indicateurs avérés ou non, précis ou non, qui, pour un peu plus de 4% de rendement, ce qui peut se trouver sur bien d’autres obligations d’entreprises du marché, nous poussent à choisir d’autres émetteurs pour nos portefeuilles obligataires. Et les secousses créées par le fonds Muddy Waters ne seront guère un argument pour changer d’avis, bien au contraire...

Matthieu Bailly, Octo Asset Management

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